CHAPITRE 16
Au Fort de la Baie, 28.8.15-7.9.15
Quand Piemur apprit la maladie du Harpiste, il se lança dans un pittoresque récit de toutes les folies, faiblesses, fidélités naïves et espérances altruistes de son maître, qui scandalisa ses auditeurs jusqu’à ce qu’ils voient les larmes sur son visage.
À cet instant, Ruth reparut, effrayant la monture de Piemur qui s’enfuit dans la forêt. Le jeune compagnon, à force de cajoleries, parvint à en faire ressortir l’animal, plaisamment baptisé Stupide.
— En fait, il n’est pas si stupide, vous savez, dit Piemur, essuyant sa sueur et ses larmes. Il sait que votre ami aime se nourrir de ses pareils.
Il l’attacha au pied d’un arbre et vérifia la solidité du nœud.
Je ne risque pas de le manger, dit Ruth. Il est petit et pas très dodu.
Jaxom éclata de rire et transmit le message à Piemur qui remercia le dragon de la tête.
— Dommage que je ne puisse pas faire comprendre ça à Stupide, dit-il en soupirant. En attendant, sa tendance à disparaître dans le fourré le plus proche dès qu’il flaire la présence d’un dragon m’a sauvé la vie plus d’une fois. Il vaut mieux que je ne me laisse pas surprendre en ce moment.
— Continuez, dit Jaxom. Vous en avez trop dit pour vous taire. Vous nous cherchiez, avez-vous dit ?
Piemur s’étira longuement avec de petits grognements de satisfaction, prit la coupe de jus de fruits que lui tendait Sharra, la vida d’un trait et en redemanda. Jaxom le considérait patiemment. Il connaissait les petites manies de Piemur depuis leurs classes chez Maître Fandarel et à l’Atelier des Harpistes.
— Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi je ne venais plus aux cours, Jaxom ?
— Menolly m’a dit que vous aviez été affecté ailleurs.
— Un peu partout, répliqua Piemur. Je parie que je connais cette planète mieux que personne… y compris les dragons !
Il ne doutait de rien !
— Je n’ai pas complètement… (pause pour mettre l’adverbe en valeur)… fait le tour du Continent Méridional, et je ne l’ai pas traversé, mais je connais intimement tous les endroits où je suis passé !
Montrant ses bottes éculées, il reprit :
— Elles étaient neuves quand j’ai pris la route il y a quatre semaines ! Elles pourraient en raconter !
Il devint pensif.
— Seigneur Jaxom, c’est une chose de planer sereinement au-dessus des terres, et tout à fait une autre de les parcourir pas à pas. Alors on sait vraiment ce qu’on a exploré !
— F’lar est-il au courant ?
— Plus ou moins, répliqua Piemur en souriant. Vous comprenez, il y a environ trois Révolutions, Toric a commencé à vendre au Nord de beaux échantillons de minerais de fer, cuivre et étain – tous métaux qui commencent à se faire rares dans le Nord. Robinton a trouvé prudent de se renseigner sur ses sources d’approvisionnement. Il a eu l’intelligence de m’envoyer… Selon lui, F’lar avait l’œil sur ce continent en vue du prochain Intervalle.
— Comment pouvez-vous en savoir tant ? demanda Sharra.
Piemur gloussa en la menaçant plaisamment du doigt.
— Devinez ! Mais j’ai raison, n’est-ce pas, Jaxom ?
— F’lar n’est pas le seul à s’intéresser au Sud.
— Bien parlé ! Mais c’est le seul qui compte, non ?
— Non, franchement, je ne trouve pas, dit Sharra. Mon frère est Seigneur Régnant… Mais oui, il l’est, ajouta-t-elle avec quelque véhémence devant les dénégations de Piemur. Ou il le serait si son Fort avait été reconnu par les Seigneurs du Nord. Il a pris le risque de venir s’installer ici quand F’nor a remonté le temps. Personne d’autre ne voulait essayer. Il a supporté les Anciens, et il a fondé un Fort grand et bien tenu, sans aucun Fil. Personne ne peut contester son droit…
— Bien sûr ! dit Piemur. Mais… malgré tous les gens qu’il a attirés, il y a des limites à ce qu’il peut exploiter ! Et le Continent Méridional est beaucoup plus vaste qu’on ne croit. Sauf moi ! J’ai déjà parcouru une distance équivalant à celle séparant la Tête de Tillek de la Pointe de Nerat, et je suis loin de connaître ce continent sur toute sa longueur.
Le ton de Piemur se fit moins ironique.
— J’ai rencontré une baie, si vaste que la brume de chaleur en voilait l’autre rivage. Stupide et moi, on a péniblement avancé pendant deux jours dans le sable, j’avais juste assez d’eau pour revenir, parce que j’espérais découvrir de bonnes terres. Finalement j’ai envoyé Farli en reconnaissance, et elle est revenue m’annoncer qu’il n’y avait que du sable à perte de vue. Alors, j’ai fait demi-tour. Mais il y avait sans doute des terres plus loin, et je ne serais pas encore revenu ! Toric ne pourrait pas exploiter seulement la moitié de ce que j’ai vu. Et ce n’est que la zone occidentale. Dans la zone orientale, il m’a fallu trois semaines pour vous atteindre en partant de chez Toric, et nous avons dû nager une partie du chemin. Il est bon nageur, mon Stupide !
Piemur sourit, puis reprit son récit avec entrain.
— J’ai donc avancé dans votre direction, comme on me l’avait dit, mais je pensais vous trouver bien plus tôt ! Je suis épuisé, ma parole, et qui sait jusqu’où je devrai marcher ?
— Je croyais que vous veniez ici ?
— Oui, mais je dois continuer ensuite… éventuellement.
Il fit la grimace.
— Par la Coquille, je ne peux pas faire un pas de plus ! J’ai la jambe usée jusqu’au genou, n’est-ce pas, Sharra ?
Il pivota vers la guérisseuse qui le considérait, soucieuse. Elle déroula d’une main experte les lambeaux de ce qui avait sans doute été sa cape, et mit à nu une longue blessure récemment cicatrisée.
— Je ne peux pas continuer avec ça, n’est-ce pas, Sharra ?
— Non, dit Jaxom, examinant la cicatrice d’un œil critique. Qu’en pensez-vous, Sharra ?
Elle les regarda alternativement, puis secoua la tête.
— Non, absolument pas. Il faut à votre jambe beaucoup de soleil et des bains d’eau salée chaude. Vous êtes terrible, Piemur. Mieux vaut que vous ne soyez pas Harpiste assigné à un Fort ! Vous scandaliseriez tous les vassaux !
— Avez-vous établi des Archives de vos voyages ? demanda Jaxom, très intéressé et un peu jaloux.
— Moi ? ricana Piemur. Mais le chargement de Stupide est presque uniquement constitué d’Archives ! Pourquoi croyez-vous que je sois en guenilles ? Je n’ai pas de place pour des vêtements.
Baissant la voix, il se pencha vers Jaxom et demanda d’un ton pressant :
— Vous n’auriez pas de ces feuilles de Bendarek ?
— J’ai autant de papyrus qu’on veut ! Et du matériel de dessin.
Jaxom se dirigea vers l’abri, Piemur boitillant derrière lui. Jaxom n’avait pas l’intention de montrer à Piemur ses maladroites tentatives pour cartographier le voisinage. Mais il avait compté sans le regard perçant du jeune Harpiste. Piemur repéra le rouleau de feuilles soigneusement assemblées, et, sans en demander la permission, le déroula. Aussitôt, il hocha la tête avec approbation.
— Vous n’avez pas perdu votre temps, hein ? Vous vous êtes servi de Ruth pour mesurer le terrain ? C’est normal. J’ai enseigné à Farli à minuter son vol. Je compte les secondes qu’il lui faut pour aller d’un point à un autre et je les convertis en distances quand j’établis la carte. N’ton a vérifié mes mesures et je sais qu’elles sont raisonnablement précises si je tiens compte de la vitesse du vent.
Son regard tomba sur la pile de feuilles fraîchement préparées, et il siffla entre ses dents.
— J’en aurai sans doute besoin pour cartographier toutes les terres que j’ai traversées.
— Ne devez-vous pas laisser reposer votre jambe ? demanda Jaxom.
Piemur remarqua son œil malicieux, et tous deux éclatèrent de rire.
Les jours suivants passèrent très agréablement ; chaque matin, Ruth leur donnait des nouvelles du Harpiste, dont l’état allait en s’améliorant. Stupide brouta toutes les herbes du voisinage et il fallut aller faucher les prairies fluviales à l’est et au sud de la baie. De l’avis de Piemur, cette nourriture de choix rendrait ses forces à son pauvre Stupide. Ruth dit à Jaxom qu’il n’avait jamais vu une monture si décharnée.
— Nous ne l’engraissons pas pour toi, dit Jaxom en riant.
Stupide est l’ami de Piemur. Piemur est mon ami. Je ne mange pas les amis de mes amis.
Jaxom ne put s’empêcher de rapporter cette remarque à Piemur, qui, s’étouffant de rire, claqua la croupe de Ruth avec la même affection bourrue qu’il manifestait à Stupide.
— Ne serait-il pas plus facile d’amener Stupide là-bas pour brouter sur place ? Il n’y a pas de dragon, sauf Ruth, qui accepte de ne pas le manger !
— Quand il aura vu ces herbes sauvages, il ne voudra plus revenir.
Stupide siffla de plaisir en mangeant les graminées.
— Jusqu’à quel point est-il intelligent, Stupide ? demanda Sharra en le caressant.
— Pas autant que Farli, mais pas vraiment stupide. Limité serait le mot juste. À l’intérieur de ses limites, il est assez intelligent.
— Par exemple ? demanda Jaxom.
— Eh bien, je peux envoyer Farli en reconnaissance, lui disant de voler pendant tant d’heures dans une direction que je lui indique, d’atterrir et de rapporter des choses qu’elle trouve par terre. En général, elle me rapporte des herbes, des rameaux, parfois des pierres ou du sable. Je peux l’envoyer chercher des points d’eau. C’est d’ailleurs ça qui m’a trompé dans la Grande Baie. Elle avait trouvé de l’eau, c’est vrai. Mais je n’avais pas précisé qu’il nous fallait de l’eau douce.
Piemur haussa les épaules.
— Mais, Stupide et moi, nous devons marcher sur la terre, et il s’y connaît. Il m’a souvent évité de me perdre dans des marécages ou des sables mouvants. Il trouve très astucieusement la meilleure voie en terrain difficile. Et il est habile à découvrir de l’eau… de l’eau douce. Il ne voulait pas traverser les sables de la Grande Baie. Il savait qu’il n’y avait pas d’eau par là. Mais Farli a affirmé qu’il y en avait, et je l’ai écoutée. En général, nous formons une bonne équipe – Stupide, Farli et moi.
» Ce qui me rappelle que j’ai trouvé une ponte de lézards de feu, une ponte de reine, à cinq… Farli lui pépia quelque chose.
— … d’accord, à six ou sept baies plus loin. Je ne sais plus trop où, mais elle se rappellera… Au cas où vous voudriez des œufs. Vous savez, si les lézards verts n’étaient pas si bêtes, ils nous submergeraient. Et ils sont absolument inutiles.
Sharra eut un grand sourire.
— Je me rappelle le jour où j’ai trouvé ma première ponte dans le sable. Je ne savais pas la différence entre les nids des vertes et des dorées. Oh, comme je l’ai surveillée, cette ponte… pendant des jours. Sans en parler à personne. Je voulais leur conférer l’Empreinte à tous…
— À quatre ou cinq ? demanda Piemur en riant.
— En fait, à six. Je n’avais pas réalisé qu’un serpent des sables les avait gobés par-dessous depuis longtemps.
— Pourquoi les serpents des sables ne gobent-ils pas les œufs de reines ? demanda Jaxom.
— Une reine n’est jamais loin de sa ponte, dit Sharra. Elle repère immédiatement tout tunnel de serpent et elle tue l’animal. Je déteste encore plus les serpents que les Fils, termina-t-elle en frissonnant.
— Pourtant, c’est la même chose, sauf la direction du danger, dit Piemur, désignant le ciel d’une main et le sol de l’autre.
Pendant les heures chaudes, Jaxom, Sharra et Piemur commencèrent à tracer des cartes détaillées à partir des Archives du jeune Harpiste. Il voulait transmettre vite son rapport à Sebell, Robinton ou F’nor.
Le lendemain matin à la fraîche, les trois amis partirent chercher la ponte signalée par Piemur, accompagnés de Stupide et de Ruth qui planaient au-dessus de leurs têtes. Ils trouvèrent vingt et un œufs aux coquilles durcies, à un ou deux jours de l’Éclosion. La petite reine s’était enfuie à leur approche ; ils purent déterrer les œufs tranquillement et les emballer soigneusement dans les couffins de Stupide. Jaxom demanda à Ruth de prévenir Canth.
Canth dit qu’ils viennent demain de toute façon, répliqua Ruth. Le Harpiste a bien mangé.
Ils revinrent par la forêt. Ils avaient cueilli tous les fruits des arbres entourant leur abri, et F’nor serait content d’en avoir à rapporter au Weyr de Benden.
Piemur ricana.
— Ces vieilles Archives ! Elles disent de ne pas toucher au Continent Méridional, sans expliquer pourquoi ! Il est vrai qu’il y a les tremblements de terre. En route pour la Grande Baie, j’en ai frôlé un qui m’a mis en danger. Stupide a eu tellement peur que j’ai bien cru le perdre. Si Farli ne l’avait pas gardé à l’œil, je n’aurais jamais retrouvé cet imbécile !
— Il y a aussi des tremblements de terre dans le Nord, dit Jaxom.
— Pas comme ici. Quand la terre se dérobe sous vos pas, et se soulève à deux pas devant vous à une demi-hauteur de dragon.
— Quand cela s’est-il produit ? Il y a trois ou quatre mois ?
— Exactement !
— La terre n’a tremblé qu’un peu au Fort Méridional, mais c’était assez effrayant !
— Avez-vous déjà vu un volcan surgir de l’océan et cracher autour de lui des rocs en feu et des cendres ?
— Non, et je ne suis pas sûre que vous en ayez vu non plus, Piemur, dit Sharra, le lorgnant d’un œil soupçonneux.
— C’est pourtant vrai. J’ai un témoin : N’ton.
— Où était-ce ? demanda Jaxom, fasciné.
— Je vais vous montrer sur la carte. N’ton surveille l’endroit. La dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit que le volcan avait cessé de fumer et avait construit autour de lui une île aussi régulière… aussi régulière que votre montagne !
— Je préférerais voir ça de mes propres yeux, dit Sharra.
— J’organiserai une visite, répliqua le Harpiste avec bonne humeur. Tiens, voilà un arbre prometteur !
Sautant en l’air, il saisit une basse branche et se hissa dans le feuillage. Puis, coupant les tiges chargées de fruits rouges, il les jeta avec précaution à Jaxom et à Sharra qui lui tendaient les mains.
Il ne leur avait fallu que deux heures pour arriver à la baie de la ponte en suivant le rivage, mais il leur en fallut trois fois plus pour se tailler un chemin dans les fourrés de l’intérieur. Abattant vaillamment de sa dague les branches poisseuses de sève, Jaxom commença à comprendre les ennuis de Piemur. Il avait les épaules douloureuses, les jambes écorchées, les orteils à vif quand ils émergèrent enfin près de leur baie. Il avait perdu toute idée de la direction à suivre, mais Piemur avait un sens de l’orientation infaillible, et, avec l’aide de Ruth et des trois lézards de feu, il les ramena droit à l’abri.
À l’arrivée, seul l’orgueil empêcha Jaxom de se jeter sur son lit. Piemur voulait se baigner pour laver sa transpiration, et Sharra trouvait que des poissons grillés constitueraient un excellent dîner. Jaxom s’efforça de faire bonne figure.
La nuit suivante, il fit des rêves impressionnants. La montagne, crachant des cendres brûlantes et des roches en fusion, jouait le rôle principal. Des gens couraient. Jaxom lui-même trouvait qu’ils avaient raison. La rivière rouge venue du cratère menaçait de l’engloutir, et il n’arrivait pas à courir assez vite.
— Jaxom ! cria Piemur, le secouant pour le réveiller. Vous allez réveiller Sharra !
Dans la pénombre précédant l’aube, Sharra poussa un profond soupir et se retourna dans son sommeil.
— Je n’aurais pas dû vous parler de ce volcan. J’ai revécu l’éruption, dit Piemur, confus. J’ai sans doute avalé trop de poissons et de fruits !
Il soupira et se rallongea confortablement.
— Merci, Piemur !
— De quoi ? demanda Piemur en bâillant. Jaxom se rendormit d’un sommeil sans rêves.
Au matin, Ruth les réveilla d’un claironnement retentissant.
— F’nor arrive, dit Jaxom.
F’nor ne vient pas seul, ajouta Ruth.
Jaxom, Sharra et Piemur étaient déjà dans la baie quand quatre dragons surgirent dans le ciel. Glapissant de surprise, les lézards de feu nichés contre Ruth disparurent ; seuls demeurèrent Merr, Talla et Farli.
C’est Piemur, dit Ruth à Canth.
Alors, F’nor fit des gestes frénétiques, levant ses deux mains jointes au-dessus de sa tête en signe de victoire.
Canth déposa son maître sur le sable, puis, rugissant un ordre aux autres dragons, se dirigea joyeusement vers la mer où Ruth les rejoignit.
— Beau travail, Piemur, cria F’nor, desserrant sa tunique de vol. Je commençais à me demander si vous vous étiez perdu !
— Perdu ? répéta Piemur, offensé. Vous êtes bien tous les mêmes, vous autres chevaliers-dragons ! Vous avez la vie si facile ! On disparaît dans l’Interstice et on se retrouve à destination. Aucun effort ! Moi, je sais où j’ai passé, je connais chaque pouce du chemin !
F’nor donna au jeune Harpiste une vigoureuse bourrade.
— Vous pourrez amuser votre Maître avec le récit complet et convenablement enjolivé de vos voyages…
— Vous allez m’amener à Maître Robinton ?
— Pas encore ! C’est lui qui vient ici.
F’nor fouilla dans son aumônière et en tira une feuille pliée. Jaxom, Sharra et Piemur se pressèrent autour du chevalier brun qui déplia sa feuille avec tout le suspense désirable.
— C’est un atelier pour le Maître Harpiste, qu’on va construire dans cette baie !
— Et comment viendra-t-il ?
— Maître Idarolan a mis son vaisseau le plus grand et le plus rapide à la disposition du Maître Harpiste. Menolly et Brekke l’accompagnent.
— Il a le mal de mer, remarqua Jaxom.
— Seulement sur les petits bateaux. F’nor les regarda avec solennité.
— Nous allons nous mettre au travail immédiatement. J’ai amené des outils et des aides, dit-il, montrant les trois Aspirants qui les avaient rejoints. Nous allons agrandir cet abri aux dimensions d’un petit atelier. Il va falloir arracher toute cette végétation…
Sharra lui prit la feuille et l’examina d’un œil critique.
— Un petit atelier ? Mais c’est un grand que vous prévoyez.
S’asseyant dans le sable, elle prit un fragment de coquillage avec lequel elle se mit à dessiner.
— D’abord, je ne construirais rien à l’emplacement de l’abri actuel – trop près du rivage par gros temps. Il y a là-bas une petite élévation de terrain, abritée du vent par des arbres fruitiers.
— Des arbres ? Pour attirer les Fils ?
— Nous sommes dans le Sud, pas dans le Nord. Il y a des larves partout. Les Fils brûlent quelques feuilles une fois par semaine environ, mais la plante se guérit elle-même. De plus, nous arrivons à la saison chaude, et on a besoin de verdure pour garder un peu de fraîcheur. Il faut construire sur pilotis pour s’isoler du sol. Il faut de larges fenêtres, non pas ces étroites meurtrières, pour que la brise puisse entrer. Vous pourrez les munir de volets si vous voulez, mais j’ai vécu toute ma vie dans le Sud, et je sais comment il faut construire ici. Il faut des couloirs rectilignes pour que l’air circule…
Tout en parlant, elle traçait le plan dans le sable chaud.
— Il faut aussi un grand foyer en plein air. Brekke et moi, nous avons fait presque tout notre pain ici dans des fosses en pierre. Et on n’a pas vraiment besoin d’une salle de bains avec la mer à quelques pas.
— Vous n’avez pas d’objections contre l’eau courante ?
— Non, ce sera plus pratique que d’aller la chercher au ruisseau. Mais il faudra prévoir un robinet supplémentaire dans la cuisine. Peut-être même un réservoir près du foyer, pour avoir de l’eau chaude…
— Autre chose, Maître Architecte ? demanda F’nor, amusé.
— Je vous le ferai savoir, répondit-elle avec dignité. F’nor sourit, puis considéra le plan de Sharra.
— Je ne sais pas ce que dira le Harpiste avec toute cette verdure autour de lui.
— Sharra, dit Piemur, a raison pour la conservation des arbres. Il est facile de les abattre, mais ils mettent du temps à repousser.
— C’est vrai. K’van, passez-moi votre sac. Vous avez les haches, n’est-ce pas ?
Piemur ronchonnait, mécontent d’avoir passé des jours à traverser une forêt pour venir en abattre une autre.
— Sharra, montrez-nous votre site. Ces arbres nous serviront de pilotis.
— Ils sont solides, en effet.
F’nor délimita l’atelier et marqua les arbres à abattre. Mais les haches rebondissaient sur le bois sans l’entamer. F’nor, surpris, sortit sa pierre à aiguiser. Ayant obtenu un tranchant satisfaisant au prix d’un doigt entaillé, il se remit au travail, sans beaucoup plus de succès.
— Je ne comprends pas, dit-il. Ce bois ne devrait pas être si dur. C’est un arbre fruitier, non un chêne du Nord. Il faut pourtant dégager ce site, jeunes gens !
Le seul à n’avoir pas les mains pleines d’ampoules à midi, ce fut Piemur, qui avait souvent manié la hache au cours de son voyage. Ils n’avaient abattu que six arbres.
Ils eurent le temps de se baigner avant le repas, mais l’eau salée piqua leurs écorchures, que Sharra fut obligée d’enduire de baume analgésique. Ils mangèrent leurs poissons grillés accompagnés de racines cuites sous la cendre, puis F’nor leur fit encore aiguiser leurs haches. Ils passèrent l’après-midi à ébrancher les troncs, puis demandèrent aux dragons de les entasser à l’écart. Sharra nettoya le sous-bois, et, avec l’aide de Ruth, apporta des blocs de récifs noirs pour marquer l’emplacement des fondations.
Dès que F’nor et ses recrues furent repartis au Weyr pour la nuit, Jaxom et Piemur s’effondrèrent sur le sable.
— J’aimerais encore mieux faire tout le tour de la Grande Baie, grommela Piemur.
— Nous travaillons pour Maître Robinton, dit Sharra.
Jaxom considéra pensivement ses ampoules.
— Au train où nous allons, il ferait bien d’arriver dans quelques mois !
Sharra les frictionna d’une pommade aromatique qui détendit leurs muscles douloureux. Jaxom se plut à penser qu’elle avait massé son dos plus longtemps que celui de Piemur. Il aimait la compagnie du jeune Harpiste, mais il regrettait qu’il ne soit pas arrivé un ou deux jours plus tard.
Le lendemain, Sharra leur annonça l’arrivée de F’nor avec une troupe plus nombreuse.
Jaxom aurait dû se méfier de son air impassible, et des appels et des ordres qu’il entendait derrière la porte. Quand, les muscles raides, il émergea de l’abri avec Piemur, il fut complètement pris au dépourvu.
La baie, la clairière, le ciel – tout était plein d’hommes et de dragons. Dès qu’un dragon avait déchargé, il décollait pour faire place à un autre et allait jouer dans les eaux de la baie. Ruth, installé à la pointe orientale de la baie, claironnait bienvenue après bienvenue. Une bande de lézards de feu pépiait sur le toit de l’abri.
Piemur se frotta les mains.
— Une chose est sûre ; nous ne ferons pas les bûcherons aujourd’hui !
— Jaxom ! Piemur !
Ils se retournèrent à l’appel de F’nor. Derrière lui arrivaient le Maître Forgeron Fandarel, le Maître Charpentier Bendarek, N’ton, et, à en juger sur les nœuds de ses épaules, un chef d’escadrille de Benden, peut-être T’gellan.
F’nor montra les dessins sur la petite table – le projet originel de Brekke, et les modifications suggérées par Sharra.
— Pas très efficace, F’nor, mais l’intention était bonne, dit l’immense Forgeron.
— R’mart m’a donné assez de dragons pour apporter du bois dur et bien sec pour la charpente, dît Bendarek.
— J’ai la tuyauterie pour l’eau, des métaux pour un foyer et ses accessoires, les ustensiles de cuisine, les fenêtres…
— Le Seigneur Asgenar a insisté pour que j’amène des tailleurs de pierre. Il faut des fondations correctes.
— Voilà un joli petit cottage, mais pas suffisant pour le Maître Harpiste de Pern.
Les deux Maîtres Artisans se mirent en devoir d’agrandir le plan improvisé, cernant la table que Jaxom s’était confectionnée pour ses cartes. Piemur bondit pour sauver sa pile de notes et de croquis. Le Maître Charpentier prit un papyrus vierge, tira un crayon de sa poche et se mit à dessiner ce qu’il avait en tête. Le Forgeron prit une autre feuille et commença à y jeter ses idées.
— Franchement, Jaxom, dit F’nor, une lueur amusée dans l’œil, j’ai seulement demandé à F’lar et Lessa si je pouvais emmener quelques hommes de plus. Lessa m’a regardé avec sévérité ; F’lar a dit que je pouvais emmener tous les hommes dont j’avais besoin, et, à l’aube, il y avait sur la corniche du Weyr la moitié des dragons et des Maîtres Artisans de Pern ! Lessa a dû en parler à Ramoth, qui, à l’évidence, a prévenu toute la planète !
— Ils ont le prétexte qu’ils cherchaient, dit Piemur.
— Oui, je sais. Mais comment leur refuser de venir ? Le regard de Sharra rencontra celui de Jaxom. Tout deux regrettaient l’invasion de leur baie si paisible. Piemur serra les dents.
— Je vais chercher Stupide. Ce remue-ménage a dû l’effrayer, et il se sera enfui dans la forêt. Farli !
Il tendit le bras à son lézard de feu qui, s’envolant du toit, vint s’y poser. Il regarda par-dessus son épaule gauche, pépia, et Piemur s’éloigna sans jeter un regard en arrière.
— Idiots ! s’écria soudain Sharra.
Elle venait d’écouter la conversation entre les deux maîtres. Les poings serrés, elle s’approcha d’eux d’un pas résolu.
— Maîtres, permettez-moi d’attirer votre attention sur une chose qui semble vous avoir échappé. Nous vivons ici sous un climat très chaud. Vous êtes tous deux habitués aux hivers froids et aux pluies glaciales. Si vous construisez cet atelier selon vos principes, les gens étoufferont pendant les grandes chaleurs de l’été qui approche. Je vis au Fort Méridional, où nous construisons des murs épais pour nous isoler de la canicule. Nous construisons sur pilotis pour permettre à l’air de circuler sous la maison et conserver la fraîcheur. Nous perçons de nombreuses et grandes fenêtres, et vous avez apporté assez de volets, Maître Fandarel, pour équiper une douzaine de forts. Les Fils ne tombent pas tous les jours, tandis que la chaleur est quotidienne… F’nor fit claquer sa langue.
— Elle parle comme Brekke. Je préfère m’éclipser. Montrez-nous donc où nous pouvons chasser, Jaxom. Comme vous êtes le Seigneur Régnant en Résidence, c’est à vous d’honorer vos hôtes par quelques belles pièces de rôti…
— Je vais chercher ma tenue de vol, dit Jaxom, avec tant d’empressement que les trois chevaliers-dragons éclatèrent de rire.
Jaxom enfila rapidement un pantalon long, jeta sa tunique sur son épaule et rejoignit les autres près de la porte.
— Nous pouvons aller sur la rive gauche de la baie, près de Ruth, dit F’nor.
Quelque chose siffla à l’oreille de Jaxom qui, instinctivement, baissa la tête. Levant les yeux, il vit Meer qui atterrissait, un morceau de rocher noir dans ses serres. Jaxom entendit Sharra remercier son lézard de feu.
Il sortit en toute hâte, avant qu’elle ait eu le temps de la charger d’une commission. F’nor avait des lassos qu’ils vérifièrent et roulèrent avant de se les passer en bandoulière. Ils se frayèrent un chemin au milieu des poutres et des volets. Jaxom reconnut des hommes de tous les Weyrs à l’exception de Telgar – qui attendait une Chute ce jour-là – et des représentants de tous les métiers de Pern. Isolé depuis tant de semaines, Jaxom n’avait pas pensé que sa maladie aurait pu déchaîner partout commentaires et conjectures. Il en était gêné et touché à la fois.
Comment F’nor l’avait-il appelé ? Seigneur Régnant en Résidence ? Il se secoua quand Ruth, tout dégoulinant d’eau, atterrit légèrement à côté de lui.
Tant d’hommes ! Tant de dragons ! Je m’amuse !
Le dragon blanc, tout petit à côté de deux énormes bronzes et d’un brun presque aussi grand, était si ravi que Jaxom rit, tapota affectueusement l’épaule de Ruth et sauta sur son cou.
Les autres étaient déjà en selle. Levant le bras, poing fermé, il donna le signal de l’envol. Toujours riant, il banda ses muscles quand Ruth s’élança à la verticale, alors que les autres dragons, plus lourds, restaient au ras du sol. Poliment, Ruth décrivit plusieurs cercles, puis, mettant le cap au sud-est, prit la tête de la colonne.
Ils se dirigèrent vers la plus lointaine des prairies fluviales que Sharra et lui avaient découvertes. Les wherries et les bêtes de selle y venaient vers le milieu de la matinée se rouler dans l’eau et la boue fraîches. Il y aurait assez d’espace pour que les grands dragons puissent manœuvrer et permettre à leurs maîtres de lancer leurs lassos.
La prairie s’inclinait doucement de l’orée de la forêt à la rive ; les pluies abondantes de la saison humide ne permettaient pas aux arbres d’y prendre racine. L’herbe haute et luxuriante commençait à se dessécher sous la chaleur du soleil qui la transformerait bientôt en foin.
Chacun va chasser isolément. F’nor nous demande d’attraper un gros wherry. Ils essaieront d’en prendre un par personne. Ce devrait être assez pour aujourd’hui.
Jaxom repéra un wherry, un gros mâle qui, la queue en éventail, s’avançait majestueusement vers les femelles. Jaxom resserra les genoux sur le cou de Ruth, testa la boucle lestée de son lasso. Il transmit l’image du wherry à Ruth qui tourna docilement la tête vers l’animal. Puis il piqua, repliant les ailes en arrière, ses pattes repliées frôlant les herbes. Jaxom se pencha, et lança adroitement son lasso dont la boucle s’abattit sur la grosse tête de l’animal. Celui-ci se cabra, resserrant le nœud coulant autour de son cou. Puis Jaxom enfonça les talons dans les flancs de Ruth, qui reprit de la hauteur. D’un coup sec imprimé à sa corde, Jaxom brisa la nuque du wherry.
La bête était lourde, et faillit lui déboîter l’épaule. Ruth le soulagea un peu en soutenant la corde de sa patte antérieure.
Belle prise, dit F’nor. Il espère en faire autant.
Jaxom dirigea Ruth de l’autre côté de la prairie, le plus loin possible des autres chasseurs. Puis, lâchant la corde, Ruth atterrit, et Jaxom attacha sa prise sur le dos de son dragon. Ils reprirent l’air à temps pour voir T’gellan poursuivre vaillamment le mâle qu’il avait manqué à son premier essai. F’nor et N’ton avaient chacun pris une bête. F’nor leva le bras en signe de victoire, puis reprit avec N’ton le chemin de la baie. T’gellan avait réussi son second lancer ; lui et sa bête durent s’élever rapidement pour que le wherry au bout de sa corde ne se prenne pas dans les feuillages de la forêt. Chasse fructueuse et rapide ; les proies oublieraient vite l’événement. Il faudrait revenir chasser là, car même cette armée de travailleurs ne finiraient pas le nouvel atelier du Harpiste en un jour ! Peut-être irait-il à la pêche au gros de temps en temps.
Ils ne s’étaient pas absentés longtemps, mais ils revinrent chargés, donc plus lents. Au milieu des arbres s’étendait maintenant une immense clairière. Jaxom vit un dragon déraciner un arbre et le transporter sur la plage de la baie voisine, où il le déposa près des autres. On avait déjà érigé des piliers de roche noire sur lesquels on ajustait les poutres transversales en bois traité que Maître Bendarek avait apportées. On avait tracé devant la maison une large avenue gracieusement incurvée. Tout autour de la clairière, des artisans sciaient, rabotaient, clouaient et ajustaient – tandis que des porteurs en file ininterrompue charriaient des blocs de rochers empilés sur la plage.
Ruth plana au-dessus de la clairière et atterrit légèrement. Deux hommes s’éloignèrent des feux et vinrent l’aider à décharger son wherry. Puis Ruth s’envola immédiatement, permettant ainsi à Jaxom de stabiliser les autres wherries qui se balançaient au bout des lassos.
F’nor, ôtant sa tunique de vol, considéra les activités de la baie hier encore si tranquille.
— Oui, tout ira bien, dit-il. Ils feront facilement la transition.
— La transition ?
À l’évidence, F’nor ne parlait pas de la frénésie présente.
— Les chevaliers-dragons pourront revenir à la terre. Qu’avez-vous pu explorer jusqu’ici ?
— Les baies, les prairies fluviales et, avant-hier, l’intérieur immédiat.
— J’aimerais que vous alliez voir du côté du volcan avec Piemur. Et maintenant, où sont ces œufs de lézards de feu dont vous m’avez parlé ?
— Il y en a vingt et un, et j’aimerais en garder cinq, pour les emporter à Ruatha.
— Ils y seront ce soir.
— C’est curieux, dit Jaxom, regardant autour de lui. Généralement, il y a ici beaucoup plus de lézards de feu. Je n’en compte pas plus d’une dizaine, et ils sont tous marqués.